Le savoir, j’en ai une image, somme toute très banale : un garçonnet sur le chemin de l’école. Oui, mais quel garçonnet, quel chemin, quelle école ! En réalité une image tout sauf banale. Une image extraordinaire – au sens propre, qui sort de l’ordinaire – qui dit tout du savoir.

Ce garçonnet, il va d’une démarche rapide et souple. Il en a l’habitude ; s’il cesse de marcher c’est pour courir. Il est pieds nus, ses chaussures, plutôt ses tatanes, sont en travers de son épaule, retenues par une ficelle. Autour de lui, rien ni personne. Une immensité de latérite rouge peuplée de quelques arbrisseaux disséminés çà et là. Devant lui, une piste sans fin, une piste d’Afrique. Il marche d’un bon pas, un pas qu’il devra garder longtemps, des heures, des jours durant : son école est à des jours de marche devant lui.

Il va d’un bon pas au-devant de ce qui va lui apporter une autre vie, le savoir. Le savoir, il l’a déjà rencontré, je ne sais comment, car il tient précieusement sous son bras et jamais ne le lâchera tout au long de sa longue marche, un livre, plus exactement un traité de trigonométrie.

Un garçonnet seul dans la brousse africaine, un traité de trigonométrie sous le bras. Vous m’accorderez que l’image est pour le moins insolite, pourtant vécue. Comment s’est-il procuré ce livre ? Pourquoi trigonométrie ? Que sait-il, lui, de la trigonométrie ? Qu’en fera-t-il ? Qu’importe tout cela. Pour ce garçonnet, ce livre, trigonométrie ou autre, c’est le savoir, c’est une autre vie vers laquelle mènent ses pas longs et souples.  Trigonométrie, géographie, lecture, écriture, tout cela et bien d’autres choses portent un même nom, le savoir.

Citons Erick Orsenna pour un autre exemple : « Imaginez-vous écolier à Fava. Lever à 4 heures, pirogue à 5 heures. Un bus vient vous prendre à 6h30 au pont de Roura. Suit une heure de route. Le retour est du même tabac. En Guyane […] l’apprentissage du savoir est une aventure de la vaillance et de l’obstination » (1).

Quittons ces écoliers et allons vers une autre image, virtuelle celle-là. Je fais allusion au démon de Maxwell, vous savez ce démon qui conteste l’incontestable, le second principe de la thermodynamique. Quezaco ? Un nombre incalculable de pages internet y sont consacrées, mais elles sont soit trop complexes soit confuses. Je vais donc essayer de le dire le plus simplement possible.

Prenons une enceinte qui comporte deux compartiments séparés par une cloison, laquelle est percée d’un trou. Introduisons un gaz dans un des compartiments. Le second principe, ou principe de Carnot, introduit la notion d’entropie, usuellement associée au désordre, qui ne peut que croître. Mais nous n’avons pas besoin de Monsieur Sadi Carnot – dont je salue la mémoire – pour savoir que du gaz va passer par le trou de la cloison, si bien qu’il va se répartir également dans les deux compartiments. Nous passons donc passés d’un état organisé, avec le gaz présent dans un seul compartiment, à un état désorganisé, avec le gaz uniformément réparti.

J’oubliais : le trou de la cloison peut être fermée par une porte qui peut se déplacer sans efforts, donc sans consommer d’énergie – stupide vue de l’esprit, mais passons. C’est là qu’apparait le démon de James Clerk Maxwell : ce démon a une vue perçante et, quand il voit une molécule de gaz s’apprêter à passer dans l’autre compartiment, il ferme la porte. Résultat, le gaz restera dans le premier compartiment. Notre système restera organisé en contradiction, donc, avec le fameux principe.

Ainsi le démon de Maxwell met en défaut le second principe de la thermodynamique.

A partir de là, des milliards de cellules grises dans des milliers de cerveaux sont entrées en bouillonnement. Ce principe étant inviolable, comment ce démon, aussi démoniaque soit-il, pourrait le violer ? Plusieurs « solutions » toutes plus absurdes les unes que les autres ont été formulées.

Si j’en crois internet – Définition | Démon de Maxwell | Futura Sciences (futura-sciences.com)  – le pape du domaine, le hongrois Léo Szilard nous dit que pour observer les molécules, le démon aura besoin de dépenser de l’énergie en les éclairant. On apprend ainsi que notre démon est pourvu d’yeux et qu’il éclaire la scène, apportant de l’énergie, ce qui dès lors change les données du problème. Le principe de Carnot ne s’applique plus.

Oublions cet absurde éclairage et admettons que notre démon peut fermer la porte sans efforts, donc sans dépenser d’énergie, pour interdire le passage d’une molécule de gaz (nous en avons le droit car il ne s’agit que d’un concept). Il va donc pouvoir maintenir le gaz dans un seul compartiment sans apporter ni consommer de l’énergie, autrement dit sans perturber le système.

Voyons, réfléchissons. Si le démon est capable de fermer la porte au moment opportun, cela veut dire une chose : il sait. IL SAIT qu’il doit fermer la porte quand une molécule se présente au passage : le démon apporte non pas de l’énergie, mais UNE INFORMATION, ce qui est équivalent. En d’autres termes, information équivaut énergie, le savoir est une forme d’énergie. CQFD.

Vous ne dites rien, mais je perçois votre objection : tout cela est purement conceptuel, donc relève des rêveries d’un promeneur, solitaire ou non. En réalité l’équivalence énergie-information a été démontrée concrètement. Alexia Auffèves de l’Institut Louis Néel, Grenoble, a montré qu’il est possible d’extraire de l’énergie d’un système par le simple fait de le mesurer. Cela établit bien une relation entre énergie et connaissance (2). Ce n’est pas simple et j’avoue personnellement atteindre ici ma limite d’incompétence, mais faisons confiance aux chercheurs grenoblois.

En résumé, LE SAVOIR EST UNE FORME D’ENERGIE.

Il est, nous dit-on, six formes d’énergie : mécanique, gravitationnelle, thermique, radiative (ou lumineuse), chimique, électrique, nucléaire (3). Il faut en ajouter deux autres : matière (4) et, comme nous l’avons vu, savoir.

  1. Erik Orsenna, La Terre a soif, Fayard
  2. DOI: 1038/d41586-017-01312-3 (Cf Nature, 2017, 547 (7662) :142.)
  3. Différentes formes énergie : mécanique, gravitationnelle, thermique… | Choisir.com
  4. science-sapience.fr/matiere-egale-energie